Qasim, Erika, et l’amour

Qasim, à un moment, est devenu autre chose que Qasim.

Ç’avait toujours été quelqu’un de passionné par tout. Et blasé de tout. Un de ces multi-compétents multi-passionnés, ces personnes qui peuvent tout réussir mais ne réussissent rien. Parce que, en quelques sortes, trop de portes ouvertes, c’est pire que quatre murs.

Qasim avait besoin de quatre murs. Il les a trouvés auprès d’Erika. Erika a bâti, des années durant, les murs que personne n’avait plus construits pour lui depuis longtemps, et qui, même s’ils l’avaient traumatisé, lui manquaient. Un sentiment de familiarité.

Il avait pourtant aimé bien d’autres filles. Celles de la liberté, de l’amitié profonde et sincère, de l’amour joyeux. Mais quelque chose manquait.

Erika a bâti ces murs brique par brique, avec son accord, tranquillement, sans empressement. Il s’est des fois rebiffé, est sorti, a enjambé le muret en construction. Pendant qu’elle continuait le muret, qu’il soit là ou non. Puis il est rentré, s’est remis à sa place, tête entre les mains, coudes sur les genoux. Méditant. Jusqu’à ce que les murets soient des murs et qu’il soit réellement enfermé. Une fois les murs montés, il a eu tout loisir de se cogner, de se torturer, de hurler. L’espace était clos, confiné, rassurant comme une camisole de force. Il avait une raison pour sa folie, une raison pour sa colère. Pour quelqu’un comme Qasim, la liberté n’a rien d’agréable.

Ce qu’il n’a pas vu, ou ce qui n’avait sans doute pas d’importance pour lui, c’est que sa folie, qu’il pouvait désormais exprimer tout entièrement dans cet espace clos, nous séparait de lui. Il était davantage lui mais nous, enfermé dans ses murs, nous ne le voyions plus. Tout occupé a être lui-même, barricadé pour son intégrité, nous avons gardé contact avec une image de lui. Ce qu’il avait été auparavant.

Erika n’était pas une geôlière.

J’ai longtemps espéré le revoir. Entre deux barreaux toucher sa main.

J’ai retrouvé, disons, seulement une ombre de lui, ce qu’il aimait beaucoup faire : un rôle dans une pièce de théâtre. Ça faisait partie de ses multiples talents. Il jouait. Et dans ce rôle où il s’était perdu, il jouait le drame de sa vie, il jouait sa folie. J’en étais spectatrice.

Je crois qu’il a commencé à me faire entrer dans sa pièce quand je lui ai dit que je l’aimais. Téléphone à la main, l’autre patte sur le tableau de bord, je suis dans ma voiture et je lui explique en me justifiant, ces sentiments qui m’ont maintes fois coûté des amitiés, mais dont j’espère encore bêtement que l’expression soit accueillie… Je tente de me faire comprendre, de le rassurer, d’être précise dans un message maladroit par essence. J’essaie de nettoyer l’amour de cette saleté qui semble le recouvrir dès qu’il se forme en mots. Le ton est faux, les petits rires hypocrites, le soulagement de courte durée.

L’amour est toujours une bonne raison pour faire entrer quelqu’un dans une pièce de théâtre. J’ai ce jour-là perdu toute crédibilité en tant qu’être humain réel, et je suis passé de l’autre bord. J’ai été enrôlée et je devais jouer celle qui l’aime mais ne peut pas l’aimer. Ce n’était pas du Shakespeare, parce que Qasim n’était pas né de la dernière pluie. Après Auschwitz, il y a un standing à respecter. Le romantisme devait être moderne. Il devait être un peu écœurant, maladroit, et sale. Et comme l’histoire de cul n’était pas au rendez-vous, trouver de la crasse quelque part n’était pas facile, alors la culpabilité et la honte auraient la part belle.

Bon an mal an, cet amour révélé est devenu dégueulasse. Il n’avait rien à envier aux préservatifs usagés de fond de poche. Il le fallait. Pour le modernisme. Nous avons, l’une et l’autre, consenti à transformer une amitié sincère, profonde et respectueuse en raclure de fond de chiotte.

Et quand il nous faisait le plaisir de faire une visite, le désir était là aussi, comme une bête tapie à l’orée de chaque attention physique, redoutée dès lors. Une tendresse était un piège, une attention était une trahison. Tout devenait sale. Sans la présence de Marty, bien sûr, rien de tout cela ne pouvait décemment être mis en scène. Qasim a donc trouvé excellente l’idée qu’il soit enrôlé dans la pièce. Et Marty, bien sûr, ce grand cœur dramatique, s’y est complu. Il fallait que le mâle rodât à chaque coin de pièce, chaque couture de pantalon, chaque soupir, pour que la tension fut à son comble et que la honte s’emparât de nous deux simultanément, nous rendant complices et doublement coupables. Alors, et seulement alors, l’affection devenait romantique, et le romantisme dégageait sa vieille odeur de pet (post-moderniste)…

La transmutation était réussie : nous avions changé l’or en merde.


Jules :

C’est là l’une des transformations les plus réussies qu’Aleka ait opérée à partir des mots « je t’aime ».

Aleka :

Encore une fois, je n’ai rien créé seule et il serait vraiment malhonnête de nous revêtir seules des honneurs de cette victoire. Qasim est un excellent alchimiste.


Publié

dans

par

Étiquettes :



Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *