Cette petite phrase provocatrice m’est venue dans la voiture, sur mon retour d’un stage, que je quittais parce qu’une personne que j’ai identifiée masculiniste était présente, et que je ne pouvais pas rester du fait du danger que ça me faisait courir. Il n’est pas anodin non plus que le thème qui était dominant pour moi jusqu’à ce que cet homme débarque dans le stage était l’oppression des mineur·es dans la société. Car dans ma lutte contre l’âgisme, l’un des contre-arguments les plus fréquents que j’ai rencontré, c’est : « mais les enfants ont besoin de cadre ».
Je remercie toutes les personnes qui m’ont assené cette réalité.
Il est très violent pour l’enfant que j’ai été de recevoir cette opinion. Comme tous les enfants, j’étais bloquée dans ma vie telle qu’elle était. Mes avis n’avaient aucun poids, qu’il s’agisse de mon petit déjeuner, comme d’une vie sociale contrainte à l’école où je vivais du harcèlement, ou encore d’une sexualité imposée. J’ai pris, à partir de mes six ans, l’habitude de considérer le suicide comme une option valable. Après tout, me dis-je maintenant que je suis adulte et que je vois mes enfants, je constate à quel point j’étais effectivement impuissante. Il s’agissait finalement de la seule solution qui pouvait m’éviter de me couper entièrement de ce que je ressentais ou d’être violente. J’honore ma détermination précoce à refuser la violence que je vivais, à refuser également la violence que j’aurais pu diriger vers les autres, et je rends à cette enfant le bien-fondé de son envie, qu’elle a eu le courage de ne jamais mettre en œuvre pour protéger ses petits frères d’un deuil probablement insurmontable. Bienvenue ma petite, toi qui a supporté l’insupportable sans aucun pouvoir sur ta situation. Merci de m’avoir par là permis de devenir l’adulte que je suis aujourd’hui, encore douée de cette sensibilité que tu aurais aussi pu choisir d’éteindre pour que la souffrance soit moins vive, mais au risque de ne plus voir la souffrance des autres.
Je remercie toutes les personnes qui m’ont assené cette réalité : l’enfant a besoin de cadre. Vu l’endroit d’où je viens, je n’aurais peut-être jamais pu comprendre que certains cadre peuvent être bienveillants. Car le mien ne l’était pas. Le mot « cadre » dans « l’enfant a besoin de cadre », signifie pour moi l’étau qui me poussait tous les jours au suicide en me laissant impuissante face aux violence que je vivais. Et, non, ça je n’en avais pas besoin.
J’ai appris qu’il est bon d’avoir des limites qui nous sont posées par autre chose que nous-mêmes. Et j’ai surtout appris que c’est un besoin que nous avons tous et toutes. On a besoin de savoir où sont les limites. Ne pas tuer, ne pas crier sur un nourrisson, ne pas défoncer toute la faune et la flore autour de nous… C’est un besoin que nous avons tous et toutes. Nous sentir enveloppé·es par quelque chose qui nous empêche d’être horrible quand on a envie de l’être, légitimement ou pas ; quand on souffre tellement qu’on ne voit rien autour de nous temporairement, ou quand on a suffisamment souffert pour que notre sensibilité se soit éteinte à jamais. Se sentir enveloppé·e par ce cadre qui nous protège de la monstruosité de certains comportements : violer un·e enfant, tabasser une femme, coloniser un peuple, détruire une culture, torturer un animal…
On souffre, mais on n’a pas envie de devenir des monstres. Même quand je suis en train de péter un plomb, que mes yeux flambent de haine, il y a encore quelqu’un·e en moi, si petit·e soit-ielle, qui n’a pas envie que je tue, que je tape mon enfant, que je bousille la vie de cet employé.
Quand il n’y a pas eu de cadre, j’ai été monstrueuse, et c’est seulement quand la flamme s’éteint dans mes yeux que je pleure de m’être abaissé·e à être horrible. Passer de l’innocent·e que j’étais à la naissance au statut de monstre, c’est l’ultime violence que je fais subir à quelqu’un·e. Et c’est moi qui en suis l’auteur·e et la victime.
Mets-moi un cadre pour que dans ma souffrance, je ne tue personne, je ne répande pas l’horreur, je ne perpétue pas l’horreur. Enveloppe-moi.
Enfant, je me rappelle avoir été mon propre cadre. Mais c’est vrai, j’aimerais bien pouvoir me laisser aller… Externaliser ce rôle. J’en ai marre du self-control. Fais-le pour moi.
Je suis partie de ce stage parce que cette personne masculiniste a énoncé qu’il souhaitait « laisser aller sa spontanéité », d’après ses propres termes. Pour un homme, laisser aller sa spontanéité, c’est un champ sans limites. Violer ou tabasser une femme aujourd’hui est un crime majoritairement impuni pour un homme. Soit les hommes se cadrent eux-même, soit rien ne les empêche de devenir des monstres. Car la justice française ne vous cadre toujours pas.
Mets-luiun cadre pour que dans sa souffrance, il ne viole personne, qu’il ne répande pas l’horreur, qu’il ne perpétue pas l’horreur. Enveloppe-le.
Hommes, vous avez besoin de cadre.
En France, 118 femmes tuées par leur compagnon ou ex-compagnon en 2022.1
Bilan de l’accidentalité en France métropolitaine : […] Si 78 % des tués sont des hommes, 84 % des présumés responsables d’accidents mortels sont des hommes.2
« […] les victimes d’actes anti-LGBT sont dans l’immense majorité des hommes (72 %) […] Dans les deux tiers des cas les agressions ont lieu dans un espace public. »3
Adultes, vous avez besoin de cadre.
En France, un·e enfant meurt tous les 5 jours dans sa famille et un·e enfant subit une agression sexuelle toutes les 3 minutes.4
Blancs et blanches, vous avez besoin de cadre.
Occidentaux, vous avez besoin de cadre.
15 millions, c’est le nombre de victimes de la traite négrière.5
En 2024, pour les élections européennes, le Rassemblement National est estimé à 32% des intentions de vote. Son parti est ouvertement raciste, prenant historiquement ses racines chez les SS, représentées par Pierre Bousquet, ancien Waffen-SS.
Hétéros, hétéras, et cisgenres, vous avez besoin de cadre.
« Les services de police et de gendarmerie ont enregistré 2 417 crimes et délits anti-lesbiennes, gays, bisexuels ou transgenres (LGBT)1 en 2022. Ce chiffre est 2,4 fois supérieur à celui de 2016. »6
Riches, vous avez besoin de cadre.
« Les 1 % les plus riches (77 millions de personnes) ont généré 16 % des émissions mondiales liées à la consommation en 2019 »7
Catholiques, vous avez besoin de cadre.
Capitalisme, tu as besoin de cadre.
Gouvernement, tu as besoin de cadre.
Tu as besoin de quelque chose de plus grand que moi, de plus grand que toi, pour t’envelopper dans un drap bienveillant qui te dit : je te tiens, mon enfant. Je te tiens. Tu peux pleurer. Je t’aime. Je ne te laisserai pas devenir un monstre. Je sais comme tu souffres. On va changer le monde ensemble, je te promets.
Le stage d’où je viens est un espace qui permet de se confronter à des points de vue radicalement différents des siens. Sans filtre. En tant que féministe, vivre un dialogue avec un masculiniste est pour moi infiniment précieux. Cependant, l’un de nous deux peut devenir un monstre, et ce n’est pas moi. En tant que féministe, dans mes moments de misandrie, lorsque j’énonce que les hommes méritent d’être étranglés dans leur sommeil, je me fais rabrouer. Ben oui. C’est normal. Là, je sens bien le cadre. D’ailleurs, ce cadre est tellement puissant que même dans les espaces féministes, je n’ai jamais réellement dit ou entendu ça. Mais j’ai entendu beaucoup de fois dans ma vie qu’une femme doit être battue, qu’elle doit être violée pour comprendre quelle est sa place. Ce n’étaient même pas des cadres cathartiques thérapeutiques ou des cercles d’hommes en souffrance. C’étaient des propos communs du quotidien. Les personnes qui ont énoncé ces horreurs n’ont pas été percutées par le cadre quand elles ont dit ça. D’ailleurs, elles n’ont pas été percutées par le cadre non plus quand elles ont mis leur idéologie à exécution.
Si les équipes de facilitation et d’organisation du stage ne posent pas de cadre garantissant ma sécurité, je sais que le cadre un peu plus grand, celui de la justice française, ne le fera pas non plus. Il le sait autant que moi. Il est possible, probable, que rien ne l’empêche de devenir un monstre, et qu’une fois le mal fait, en plus de ne pas avoir été protégée, on ne me rende même pas justice. Je sais que je suis en danger. Tout mon corps le sait.
Je suis triste d’être partie. J’avais là-bas une quantité d’amis et amies que je ne retrouve pas souvent, que j’aime profondément, et qu’il me démange de rencontrer davantage. J’avais investi de l’argent, ressource rare pour moi. J’avais gardé du temps rien que pour ça, autre ressource rare pour moi. Je ne sais pas quand je pourrai de nouveau avoir l’argent et le temps de revoir ces personnes. Ça se compte en mois, voire en années. J’ai la rage que lui puisse avoir accès à tout ce monde, à cette formation, alors que moi non. J’ai la rage que les autres femmes du stage, qui souffrent des injustices et violences vécues auprès d’autres hommes, gravées dans leurs corps et qui se réveillent en sa présence, j’ai la rage qu’elles doivent subir cette peur pendant toute la semaine de stage, ou avoir pour unique choix de partir…
Je deuille qu’il n’y ait pas eu une belle grande couverture pour lui, un cadre beau et bienveillant pour le contenir. Qu’il puisse laisser cours à sa spontanéité, puisqu’il l’appelle de ses vœux, sans me faire me sentir en danger de mort ou de viol. Qu’on puisse traverser nos conflits si on le souhaite, en sachant, tout aussi bien lui que moi, que nous serons rattrapé·es avant de commettre des violences, quelle que soit l’intensité de la douleur qu’on ressent et qu’on veut exprimer. Je deuille que l’organisation du stage n’ait pas pu lui offrir ça, parce que je ne crois pas que ça arrivera de sitôt ; promettre un tel cadre est difficile.
Il y a une chose qui m’intrigue, c’est que l’on aime beaucoup rappeler qu’il est nécessaire pour les enfants d’avoir un cadre, alors même qu’il font partie de la catégorie la plus vulnérable et la plus opprimée de notre monde. Par conséquent, ce sont aussi les personnes qui ont le moins de pouvoir, et donc qui, quand iels deviennent monstrueux et monstrueuses, ont le moins de risque de faire des dégâts réellement graves. Au contraire, un homme blanc hétéro et cisgenre, majeur, ayant le droit de vote dans un pays puissant – on pense par exemple à Rudolf Hoss que vous pouvez rencontrer dans le superbe film La zone d’intérêt de Jonathan Glazer – a le potentiel du crime de quelques millions de personnes. Une broutille.
Ma fille une fois, elle a failli déchirer une livre de bibliothèque parce qu’elle manquait de cadre.
Je crois qu’on fantasme l’âge adulte. Ce serait la capacité d’être suffisamment doué·es de self-control pour avoir les comportements appropriés, justement contrairement aux enfants. Mais ça fait un moment que je suis considérée adulte, et je vois bien que ni moi ni mes pair·es ne sont doué·es d’une telle qualité, que ça n’a pas l’air d’arriver… Et même, que c’est plutôt le contraire… Notre âge et notre pouvoir nous permettent d’être de plus en plus monstrueux·ses, sans limites. On gravit progressivement l’échelle de la monstruosité, en franchissant les limites les unes après les autres, et en constatant que personne n’est là pour nous en empêcher. On intègre par là notre impunité.
Et si nous étions tous et toutes des enfants qui ont besoin de cadre ? Des enfants puissants, plus du tout vulnérables, qui ont un pouvoir sur les autres considérable, mais qui ont encore, et peut-être pour toujours, besoin de sentir que le self-control n’est pas l’ultime limite à nos comportements. Je crois que si l’on pensait à partir de notre propre propension à être des monstres, plutôt qu’à fantasmer qu’une catégorie plus opprimée va nous envahir, on commencerait à créer des cadres bienveillants plutôt qu’oppressifs ; des lois faites par le peuple pour le peuple, plutôt que des lois par les dominant·es pour les opprimé·es.
- Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple pour l’année 2022 ↩︎
- Bilan 2022 de la sécurité routière 2022, Observatoire National Interministériel de la Sécurité Routière ↩︎
- Le nombre de crimes et délits anti-LGBT en forte hausse par rapport à 2016, Centre d’observation de la société ↩︎
- « De nouvelles mesures pour lutter contre les violences faites aux enfants« , info.gouv ↩︎
- Traite des esclaves, Organisation des Nations Unies ↩︎
- Le nombre de crimes et délits anti-LGBT en forte hausse par rapport à 2016, Centre d’observation de la société ↩︎
- Communiqué de presse de l’OXFAM du 20 novembre 2023 ↩︎
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