Dans la soupe, il y avait un poil

Il a vu ou vécu, on ne sait pas. Parce qu’il n’en parle pas. Alors comment sait-on, je ne sais pas. Une soirée arrosée et mon grand-frère l’entend parler. Chez moi, les hommes ne parlent d’eux que quand ils sont saouls.

Il a vu les viols des prêtres sur les petits enfants.

C’est plus difficile de se dire qu’il les a vécus. On n’aime pas trop imaginer qu’il a été violé. Pour un petit garçon, ça veut dire qu’il a été sodomisé souvent et c’est toujours difficile d’imaginer que quelqu’un de sa famille est sodomisé. C’est un peu comme si c’était parler de sa vie sexuelle. On peut dire que c’est sa vie sexuelle mais en réalité on ne peut pas quand même dire ça, parce que ce n’est pas sa vie sexuelle à lui. Mais en famille on ne parle pas de sa vie sexuelle, même si c’est celle des autres sur soi. Même si ça vous détruit et que ça détruit les autres autour de vous. Et puis c’est pas une vie sexuelle. Au mieux c’est une mort sexuelle.

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J’ai grandi en croyant que quelque chose de grave m’était arrivé, parce que lorsque quelqu’un me frôle, je m’écarte dans un sursaut. Quand je regarde mes camarades de classe : si on les frôle, ils ne sursautent pas. Ils peuvent se toucher, s’embrasser, se câliner, et se battre. Moi je ne peux pas. Autour de moi, je maintiens le vide.

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Un jour, j’ai 12 ans je crois, je dis à ma cousine que je ne pourrais pas planter un couteau dans une personne qui m’agresse.

Elle pourrait, moi je ne pourrais pas.

Je ne sais pas pourquoi. Toucher quelqu’un, je ne pourrais pas.

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J’étais très amoureuse de lui, tous les soirs à rêver qu’on est amoureux et qu’on s’embrasse. Qu’il m’aime et que je l’aime, qu’on aura des enfants. Ça fait quatre ans qu’on s’aime, c’est beaucoup on a même pas 10 ans. On ne sait pas quoi en faire. Et là il me dit quelque chose qui fait que je devrais sans doute l’embrasser, me laisser approcher. Je ne me laisse pas approcher. Je lui dis que je ne l’aime pas. Il risquerait de m’approcher. J’ai peur qu’il m’approche. Ce corps un autre jour désiré, là me fait peur. Oui j’ai peur.

Après, je pleure longtemps parce que je l’aime et que je n’ai pas voulu qu’il m’approche.

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Mon père qui fait une blague. Il est assis à table. Il blague et il me touche. Je suis derrière, il ne me voit pas. Il n’a pas fait exprès. Il a touché mon sexe. Il n’a pas fait exprès. Silence. Pourquoi. Est-ce qu’il a fait exprès ? Pourquoi a-t-il fait ça ? Il n’a pas fait exprès ? Il voulait ? Je comprends pas.

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J’ai 28 ans. Je suis dans la cuisine et je travaille. Mon grand-père est là. Il me parle des gros seins de la prof de peinture, la prof de sa femme. C’est gras. Il me confie qu’à son âge il n’a pas la même sexualité. Je suis sa petite fille. Il tient à peine debout.

En haut maman m’attend pour me parler de ma tante. Parce que quand ma tante essaie de parler, elle vomit. Quand on lui demande ce qu’il s’est passé elle tremble et elle vomit. Elle ne voit plus mon grand-père sinon elle ne mange pas, elle tombe dans les pommes, et ensuite elle vomit.

Mais je ne suis pas encore en haut et là, mon grand-père me dit ça. Je tremble parce que je ne comprends pas pourquoi il me dit ça. Je ne sais pas si c’est normal.

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J’aimerais savoir si ça s’est vraiment passé.

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J’ai 27 ans et pour la première fois, je m’observe ressentir que j’ai envie de prendre quelqu’un dans les bras. Je pleure de joie. Je n’ai jamais ressenti ça. J’ai envie de faire un câlin. J’ai envie de faire un bisou. J’ai envie de te prendre la main. Je découvre cette sensation. Regarde comme c’est facile ! Quand j’ai envie, je vois comme une ombre de moi se détacher de mon corps et faire le geste que je devrais peut-être faire. Elle me guiderait, il suffirait de faire comme elle.

Je me vois toucher ta main, la caresser. Tu me parles et je t’aime, et quand je t’aime, j’ai envie de caresser ta main. Je ne sais pas comment on fait. Comme je ne sais pas le faire, j’ai peur, je regarde l’ombre de moi caresser ta main. Je sens ta peau parce que je la regarde. Je ne la touche pas parce que je ne sais pas comment on fait mais je sens tes veines et le sang qui pulse.

J’aurais peut-être au moins pu toucher ton épaule. Mais peut-être que tu aurais cru que je voulais te pousser… Comment je vais te dire que je t’aime moi, maintenant ?

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Des mains qui rentrent comme des pieuvres. Pas des câlins : des intrusions permanentes. Mais mieux que le vide. Puis j’en ai eu marre. Je les envoie chier. Ce sont des merdes ces pieuvres. Je les déteste. Je veux un vrai câlin. Un câlin qui veut juste me câliner, pas me prendre, pas se branler.

Oui j’aimerais bien un câlin, moi.

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J’ai 25 ans et je suis dans ma caravane. Tout vient en flash. Il y a de la lumière dans ma tête, des images saccadées. Images de moi recroquevillée, flash, flash. Mon cul. Je viens de connecter quelque chose. Ma tante abusée, et moi alors ? Dehors il fait très chaud. Il y a de la lumière, dehors. Dans ma caravane, il fait noir. Je dois m’occuper de mes enfants. Je pleure je crois, flash flash. Je ne sais plus ce que j’y vois. Rien sans doute. Je pleure. Je n’arrive pas à me lever. J’écris. Je pleure.

Entre deux pleurs, je respire très fort parce que l’air manque. C’est comme un cri mais à l’envers.


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J’ai ma fille dans mes bras. C’est un gros bébé de miel, un bonbon en peau. Gros câlin, gros poutoux. Poutou-poutou, ma doudounette, mon chat-poulet, bisous dans le cou, bisous partout. Je l’aime fort ma petite chérie, mon cœur de maman est tout gros-gonflé. Je caresse sa cuisse aussi, chaudoudoux, ma petite poule, mon petit lapin, trésor chéri, croquer les petits bras potelés…

Ma mère est devant moi, regarde la scène, l’œil passager. Elle vise ma main qui caresse la cuisse de ma fille.

D’un coup je me sens Eve, je prends conscience : ce que je fais est douteux. Ce que je fais est dangereux. Je caresse la cuisse de ma fille. C’est douteux, c’est dangereux, c’est limite. Dans le regard de ma mère, une vigilance. J’en fais trop.

J’ai honte. Avant j’ai pas honte, après j’ai honte.

Avant | Aprés

Le regard de ma mère. Son inquiétude suffit à transformer mon geste attendri en geste incestueux. Froideur. Je ne vais plus câliner ma fille.

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je vais voir ma fille elle a dû se faire emporter par quelqu’un dans les toilettes et ce quelqu’un lui montre son sexe dégueulasse je vais voir ma fille

ma fille doit être dans le coin dans lequel je l’ai laissée je suis vraiment conne pourquoi j’ai laissé ma fille toute seule comme ça dans un coin aussi la porte des toilettes est

fermée ma fille ne doit pas être dedans si elle est dedans j‘ai peur ma fille doit être dans le coin dans lequel je l’ai laissée je regarde et je vois les cheveux ses cheveux

c’est les cheveux de ma fille tout va bien ma fille est dans son coin ma fille va bien je suis parano.

Je fais un bisou sur la tête de ma fille en fermant les yeux je suis soulagée parce qu’elle n’est pas dans les toilettes. Je regarde ses yeux, de toute évidence elle n’est jamais allée dans des toilettes elle va bien. Tout va bien. Je repars.

je sais pas

je sais pas si je devrais laisser ma fille là dans ce coin peut-être que c’est con

est-ce que c’est courant d’emporter des petites filles dans les toilettes pour les manger je crois pas alors arrête de te faire tes films à la con.

Je repars dans la salle je vais m’asseoir.

je suis soulagée

il n’y a pas de quoi s’en faire regarde son père ne s’en fait pas alors que c’est un gros phobique

tu vois il n’y a rien à craindre ma plus grande fille va bien elle est avec son père ma plus grande va bien c’est bien elle est avec son père il n’y a pas de risque et ma fille dans son coin j’espère qu’elle va bien je crois qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter les violeurs de petite fille ça ne court pas les rues c’est con de s’inquiéter comme ça on est à une lecture je m’en fous de cette lecture débile

Bon.

Je vais récupérer ma fille.

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J’ai 6 ans. La cour d’école. Je me cache dans les toilettes. J’ai très peur. Je n’ose pas sortir des toilettes. Je reste au chaud. Les garçons ne franchiront pas cette ligne-là. Refuge scolaire : les toilettes de l’école.

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Je suis dans une grande pièce, un vieil appartement de ville que je connais. De vieux tapis, de vieilles tapisseries. C’est bourgeois, j’aime bien. Tu viens vers moi et tu me dis que tu veux que je te prête mon esprit. Tu es une petite fille. Je dis oui.

Mon esprit vient d’entrer dans ton corps. Ça a fait un flash. Je suis entrée dans ton corps et depuis, je suis coincée par-terre. Mes bras son coincés dans mon dos et je suis en train d’être sodomisée. Je n’entends pas et je ne ressens rien. Je suis dans ton corps. Je comprends ce qu’il t’est arrivé. Je t’accompagne, tu me racontes ton histoire et je suis ta marionnette. Tu en as besoin pour passer. Au début, j’y arrive. J’arrive à écouter cette histoire. Cette histoire qui fait du bruit dans mon dos et qui est dégueulasse. Je comprends que c’est difficile. C’est terrible. Puis je ne peux plus te comprendre. Je deviens toi, avec ton effroi, ta douleur. Je panique.

Puis je deviens moi : prêter son corps, ce n’est pas normal. On ne prête pas son corps, comme ça. Je deviens moi, mais je suis toi en même temps. J’ai eu trop peur, résultat je suis bloquée entre moi et toi, entre la vie et la mort, et entre la réalité et le rêve. J’aurais dû résister à la panique pour t’aider, pardon, pardon. Je suis coincée, mon corps est raidi. Je suis redevenue seulement moi mais ça ne revient pas à la normale. La lumière de ma chambre, je tape contre le plâtre. Mon corps est une brique, mes yeux ne s’ouvrent pas, ma bouche est raide comme celle d’un mort. Je défonce les murs avec mes jambes, je veux sortir de ce corps. Je suis coincée, je panique, j’étouffe. Je veux hurler mais ma bouche colle. Mes lèvres mon palais ont fondu l’un dans l’autre – je gémis le son coincé dans ma bouche. Je défonce les murs avec mes doigts, avec mes ongles. Je hurle en silence. Ma poitrine est vide et ne se remplit jamais. Je suis tétanisée. Le plâtre s’effrite dans mes ongles, la poignée de porte bouge toute seule, je suis terrifiée, je suis terrifiée.

Je me réveille.

Mon corps

Comme une brique.

*

Un an plus tard, j’oublie de t’écrire une lettre. On ne peut pas posséder les gens comme ça. Je te l’ai dit. Je t’ai dit ça suffit, on ne peut pas faire ça.

**

Je marche sur le sable, qui s’enfonce sous mes pas. Je porte cette grande adulte blonde aux cheveux bouclés dans mes bras d’enfant. Elle est lourde. On s’enfonce à chaque pas. Il y a l’océan et on voit mes pas enfoncés derrière moi. C’est loin l’océan, c’est long et loin et elle est lourde dans mes bras. C’est encore long et ça va durer longtemps.

Elle est tellement lourde mais je dois la porter.


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