C’est une histoire qu’on m’a racontée

Elle est assise sur le canapé, les yeux rieurs. On dirait un renard. On dirait un petit animal quand elle sourit, ses yeux s’arquent comme quand on dessine des yeux japonais. Ils sont un peu penchés et tout fermés.

Elle a les seins à l’air tout le temps. Tout le temps. Elle est avachie sur le canapé, son débardeur bâille et ses tétons tout rosés en sortent. Elle s’en fout.

Son mari est là, il s’en fout aussi.

Mani est là, il s’en fout aussi.

Bon je fais mine que je m’en fous.

Mais, je ne m’en fous pas du tout. Je négocie avec mes conflits internes.

*

Une amie : T’as dit, « son mari qui m’excite » ? Mais du coup c’est elle ou c’est son mari qui t’excite ?!

Elle : Ben je sais pas trop… En fait son mari me… plaît, aussi. C’est agréable tu sais, de sentir que je me sens bien avec elle comme avec lui… Je ressens plus une sorte de fusion tu vois. Genre j’aime son mari et je l’aime elle. Plus j’aime son mari, plus je l’aime elle… Plus je le désire plus elle m’intéresse… C’est peut-être un peu moche d’un point de vue féministe, non ? Faire dépendre de lui l’intérêt que j’ai pour elle… C’est pas cool.

Une amie : … Ouais non. Et après il s’est passé quoi ?

Elle : Oui parce que c’est ça effectivement. En fait j’ai décidé d’aller lui parler.

Une amie : Oh non…

Elle : Hm ouais comme tu dis. Donc j’ai pris la bagnole, j’ai conduit à toute allure et je suis allée le voir là où il bosse, tu sais, c’est pas si loin de chez nous. Un peu mais pas tant.

*

L’amant : hm, et tu lui as dit quoi ?

Elle : Hm, j’arrive et je le vois à l’accueil. Il est habillé comme pour le boulot, il est pas vraiment classe mais c’est formel. Je vois son visage qui s’éclaire.

Doigts dans la bouche.

Elle : Je fais mine de rien. Je lui dis que je passais par là, que je ne suis jamais venue, que c’est l’occasion…

Hm. Doigts sur les lèvres.

[Elle devient il, l’amant reste l’amant, et les doigts, les doigts]

Il : Il a l’air content de me voir, mais fait mine de rien. Il me dit super, super tu tombes bien, viens je vais te montrer ça. Il se lève de son bureau. Il enchaîne sur la dernière actu. Je regarde si son corps dit quelque chose. S’il tremble, s’il marche vite, s’il [quelque chose d’autre]

Doigts mouillés langoureux sur les sourcils. Paillettes et genzitude de l’excitation.

Il : Je le suis mains dans les poches, l’air détaché tu vois. Il ralentit pour qu’on se retrouve à même hauteur en marchant. La salle est immense. Mais il n’y a personne. Il s’arrête devant l’une des vitrines et me sort son speech. Je vois son reflet. Il voit que je le regarde. Je rigole et lui dis que non que je veux voir autre chose.

L’amant : Hm…

Doigts mouillés sur les lèvres mouillées.

Il : Je me rapproche de lui. On est debout l’un en face de l’autre… À ce moment-là il sait déjà ce que je veux. Je saisis ses deux mains.

*

[Il devient moi]

Il pousse un léger cri, entre surprise et protestation. Mais il se laisse faire. J’aime voir ses mains dans les miennes. La réalité de sa peau, de ses veines, l’incroyable palette de couleurs, différentes entre mes mains et les siennes. Les tons rosés, bleus, marrons, chair. Mais il n’arrête pas de parler. Il garde le contrôle, ou l’illusion du contrôle. Il m’énerve. Il m’excite et il m’énerve. Je sens que je bande. Il feint de l’indifférence, il ne sait plus quoi jouer. Mes joues brûlent. Il hésite à lâcher son masque, tantôt ses yeux sont dans les miens, tantôt ils sont fuyants. Il dit qu’il doit retourner travailler. Je lui dis qu’il ne peut pas, que je doit vraiment lui parler.

Il dit « Si tu veux mais on parle à l’accueil. » Arrache ses mains des miennes.

Moi : Mais Sen, écoute… Je viens de Paris et je te dis que j’ai un truc important à te dire !

*

Le décor a changé. Pas de fenêtres autour. Salle de spectacle, avec ses chaises à ressort et ses lourds drapés rouges, l’ambiance feutrée et l’intimité des après-concert, salle vide qui sentent la sueur. L’équilibre hormonal retrouvé après l’épiphanie et qui éclaire sur l’anormalité de ce qui vient de se passer.

… Sen ! Ta mère est morte. »

Il s’est instantanément évanoui. Comme ça. J’ai juste eu le temps d’amortir sa chute comme on le faisait au judo mais je me suis fait mal. Il était dans mes bras. L’instant d’après, les anges au plafond, les bleus et roses trop sucrés pour la situation. L’instant d’après, une partie de mes jambes encore sous corps lourd, je suis penché sur son visage.

Je reconnais à peine ses traits. Je lui dis, à ses yeux fermés : je t’ai cherché partout. J’ai remué le monde et tu es apparu partout où il y avait un bout de toi, mais tu n’étais jamais vraiment là, ce n’était jamais vraiment toi. Des gens qui portaient ton odeur, ton sourire, [Mes yeux pleins de larmes.] Je croyais que je ne te reverrai plus jamais, j’avais déchiré mon cœur en mille miettes de toi. Et je te retrouve, c’est pour t’annoncer ce que tu sais déjà. Tu tombes dans mes bras. Et tu n’es déjà plus là…

*

[Il devient elle]

Le décor a changé. Une nuit d’été, pleine de lumières et de monde. Un endroit précis, un accent précis, une fête. Mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Parce qu’il est dans ses bras à elle, et que c’est pour la dernière fois.

Elle murmure, elle lui parle tout bas. La musique autour ne veut pas se taire. Elle est comme tout enchevêtrée avec lui. Il y a de la lumière autour, parce que la nuit est là, dehors. Elle a de longs cheveux noirs qui coulent sur son corps inerte, se mêlent au sang qui ne veut pas s’arrêter de s’en aller. Ses grands yeux regardent la fin de ce jeune homme qu’elle aime. Elle a l’air absent. Elle ne chante pas. Deux grosses perles de larme tombent sur lui.

Il est mort.

La dernière fois qu’elle a chanté, c’est à son enterrement. Moi je n’ai jamais entendu sa voix :

C’est une histoire qu’on m’a racontée.

*****

Postlude :

Je ne sais pas comment te dire tout ça. Que je te désire, que tu me manques, qu’on fait l’amour ensemble même quand tu ne le vois pas, qu’on ne se mariera jamais, qu’on vieillit, que je n’avais vraiment pas voulu te faire mal, que tu m’as brisée, que nos chemins ne se ressemblent plus, que tu es mort·e… Quand tu disparais, il y a un bout de moi et de mon histoire qui disparaissent. Je suis divisée en morceaux et le vide entre eux me torture. Je suis écartelée, des nerfs allongés jusqu’au bout du monde qui se perdent dans le noir, suivent des Êtres qui ne veulent pas rester près de moi. Plus j’aime et plus je disperse mes nerfs autour de moi.

Je t’aime, et ça n’a rien d’agréable.


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